Alain Conrard

La culture de l’innovation repose en grande partie sur une interprétation positive des notions de déséquilibre et de rupture.

Avec la quatrième révolution industrielle, la nôtre, celle du digital, nous sommes entrés dans un système où beaucoup de ce qui faisait la force d’hier est précisément ce qui nous affaiblit aujourd’hui. En même temps qu’elle bouge la frontière qui établit la place des choses, l’innovation modifie aussi celle du sens des mots. Et ceci est très bien concentré dans l’évolution du sens d’un seul terme, devenu l’un des mots-clés de la révolution digitale : l’expérience.

Expérience renvoyait au monde de la production (un bon travailleur devait avoir de l’expérience), alors que le terme désigne désormais de façon dominante le cœur de ce qui détermine et calibre l’acte de consommation (le consommateur doit faire une expérience dans sa découverte et sa fréquentation d’une marque ou d’un produit).

L’expérience : une question de sens

C’était un vieux mot. Il disait le temps long, l’apprentissage méticuleux, la certitude du geste juste ou de la décision pertinente, basée sur un temps considérable passé à parfaire une pratique : travailler consistait à acquérir de l’expérience. Et « avoir de l’expérience » était le signe d’avoir consacré du temps à faire et refaire des gestes. L’expérience faisait office de garantie : celui qui avait passé un certain temps dans un certain champ de savoir ou de pratique en savait plus que celui qui n’y connaissait rien. L’expérience est même ce qui différenciait l’apprenti du travailleur confirmé : l’apprenti est là pour acquérir une expérience. Qu’est-ce qu’un CV (littéralement : un « chemin de vie ») si ce n’est la revendication d’un trajet d’expérience acquise ? L’expérience était perçue comme une stratification positive du temps : le temps qu’il avait fallu pour acquérir, intégrer et raffiner la perfection d’une pratique ou d’un geste.

Nous avons donc longtemps considéré l’expérience à partir d’une équation simple selon laquelle de plus en plus d’expérience signifierait de plus en plus d’efficacité. Eh bien, ce n’est plus totalement vrai ! Cette expérience liée à la maîtrise d’une pratique sur le long terme, qui était ce par quoi quelqu’un présentait une valeur sur un marché du travail donné, n’est plus aujourd’hui la seule preuve de performance. En réalité, l’expérience est un acquis qui, comme tout acquis, est susceptible aujourd’hui dans certains secteurs de desservir celle ou celui qui s’en garantit. En effet, dans une société de l’innovation permanente qui a érigé le changement en impérieuse nécessité, elle peut être perçue comme synonyme de traditionnel, d’immobile, bref : de possiblement dépassé. Bien sûr, certaines expériences demeurent pour longtemps irremplaçables : dans le domaine médical, celui de la chirurgie ou du management, par exemple. Mais de nombreux bastions de l’expérience humaine sont rattrapés par les performances de plus en plus étonnantes des machines et des robots. Ce qui supposera à l’avenir une collaboration inédite – et possiblement fructueuse si elle est bien menée – entre expérience et invention, c’est-à-dire entre tradition et création.

Pourtant, l’expérience est au cœur du système de l’innovation. C’en est même l’un des maîtres-mots. Oui, mais ce n’est plus de la même expérience dont on parle. Aujourd’hui, loin du sens ancien, le sens prépondérant du mot « expérience » renvoie aux idées d’étonnement et de découverte. L’évolution du mot est même un raccourci saisissant de la philosophie de l’innovation : le terme qui signifiait le summum de l’habitude et du savoir-faire est devenu l’un des principaux marqueurs de l’innovation au sens où il signifie la fraîcheur d’une appréhension nouvelle et la rencontre avec quelque chose d’inédit. Le mot est désormais à comprendre au sens de la façon dont on ressent les choses : l’expérience au sens empiriste de la sensation. Là où par exemple on s’attelait par l’expérience à polir et à gommer les angles pour obtenir par les multiples répétitions la fluidité d’un geste parfait, on s’attache désormais à produire le plus possible d’aspérités. Dans l’expérience qu’un consommateur fait aujourd’hui à travers son parcours dans les différentes manifestations d’une marque ou d’un service (contenus digitaux, boutiques, événements, support technique, etc.), il s’agit au contraire de valoriser tout ce qui accroche : la fluidité du trajet se fait sur fond d’impact maximal pour que l’indice de satisfaction, mesuré en permanence, soit optimal.

Les deux sens d’expérience témoignent d’un parcours, mais ce n’est pas le même : l’un est un trajet de vie où il s’agissait de perdre son innocence au profit d’un savoir-faire, l’autre est un trajet de consommation où il convient d’être le plus innocent possible pour être étonné.

Avant on avait de l’expérience, aujourd’hui, on fait l’expérience. C’était un savoir (ou un savoir-faire), c’est devenu une émotion.

L’expérience consommateur : un trajet de découverte et d’étonnement

L’expérience dont il est question aujourd’hui n’est donc pas la répétition d’un savoir-faire qui se rejoue à l’identique, mais son exact opposé : c’est la surprise offerte par la nouveauté. C’est la rencontre sensualiste d’un consommateur avec un produit ou un service à travers les usages et les différents points de contact déployés par une marque. Par définition, cette expérience ne peut se répéter à l’infini, et doit sans cesse être améliorée et « rajeunie », sous peine que le produit ou le service passe pour dépassé. En effet, toute expérience utilisateur doit chaque fois se renouveler pour réarmer la magie du produit ou du service. Et ceci, même lorsque l’innovation présentée n’est pas rupturiste ou disruptive, mais le résultat d’une amélioration continue progressant par touches successives.

Ainsi, l’expérience utilisateur produite est la possibilité offerte à un client d’effectuer un trajet de plus en plus omni-sensoriel dans les bénéfices proposés par une marque à travers ses produits ou ses services. L’expérience consommateur est conçue littéralement comme un voyage (Customer Experience Journey) à forte émotion ajoutée, dont toutes les étapes se doivent d’être mémorables. Ce « parcours client » est aussi bien physique (dans les boutiques d’une marque) que digital (à travers les contenus postés sur ses différentes interfaces de contact et d’influence : site internet, pages Facebook, Instagram, Twitter, blogs, etc.).

C’est un utilisateur toujours « vierge », en quelque sorte, qui est supposé ici, puisque la surprise ne peut se faire que sur un terrain neuf. Pouvoir renouveler l’expérience utilisateur revient ainsi à mettre le client sans cesse dans une fraîcheur renouvelée, c’est-à-dire à éprouver une émotion positive dans le contact qu’il aura avec les contenus, les produits ou les services proposés par la marque.

Ce nouveau sens du mot « expérience » recouvre en fait la place centrale qu’a pris la notion d’usage. Et ce mouvement est, pour une large part, à saluer car il consiste à placer les êtres humains au cœur du mécanisme de l’innovation.

Séduire par l’émotion : le plus rationnel des choix

On a enfin compris qu’un acteur économique n’est pas seulement un sujet rationnel agissant froidement et de manière détachée, mais aussi, et surtout, une personne douée d’affects. Installer l’expérience consommateur au cœur du dispositif économique change tout le panorama de manière irréversible. La place centrale prise par l’expérience montre en effet que le mécanisme économique le plus sûr sur lequel on peut compter est l’émotion. Être réaliste aujourd’hui, c’est donc faire confiance à cette matière, qui semblait autrefois le plus instable des appuis pour fonder une relation commerciale.

L’émotion éprouvée par un consommateur est une manière pour une marque de se rendre inoubliable. Tout l’enjeu pour les industriels est de savoir générer puis canaliser cette émotion par une stratégie centrée sur le client. C’est la notion des 4 « E » : Expérience (tout le parcours doit être mémorable), Émotion (l’effet WAOUH de surprise, d’admiration ou d’appréciation généré par les multiples manifestations de la marque), Engagement (par lequel le consommateur se sent écouté et aimé), Exclusivité (qui fait que le consommateur éprouve son importance à travers la considération dont il est l’objet). Gâtés, surinformés, sur-sollicités – et pour ces raisons très facilement blasés –, les consommateurs devenus rois papillonnent de marque en marque. Ils sont ainsi de plus en plus difficiles à fidéliser. Il convient donc de les séduire pour les convaincre ; et ceci est d’autant plus difficile que l’intensité requise pour créer de l’étonnement est sans cesse plus forte en raison de la multiplicité des offres et des sollicitations de toutes natures. Il est nécessaire encore plus qu’avant pour un industriel d’établir une relation très forte avec chacun de ses clients ainsi qu’avec ceux qui sont susceptibles de le devenir. Seule une expérience remarquable peut alors faire une différence décisive. Toutes choses égales par ailleurs, elle permet d’accroitre sensiblement le niveau d’activité avec les clients. Le défi est encore plus grand dans une époque où le temps est devenu non linéaire, dans un cadre où vie personnelle et vie professionnelle sont de plus en plus entremêlées, et où tous les repères établis sont devenus fluctuants.

Maximiser l’expérience du trajet consommateur est crucial pour fidéliser les clients. Générer des expériences et des promesses de marques qui vont bien au-delà des standards du marché, telle est la clé de la satisfaction des consommateurs. Celle-ci doit être réitérée à chaque moment de la chaine de conviction en plusieurs étapes qui va de la découverte à la loyauté. On sait qu’un consommateur émotionnellement engagé dans une relation à une marque est plus fidèle et susceptible de devenir un porte-parole enthousiaste auprès de ses pairs. Pour atteindre cet objectif, les outils existent, le talent aussi, la volonté fait le reste.

L’émotion est l’un des plus puissants moteurs des êtres humains, et compter sur ce ressort à travers l’expérience consommateur est une attitude parfaitement rationnelle d’un point de vue économique. Soyons donc sérieux : faisons confiance à l’émotion.

 

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