Alain Conrard

CHRONIQUE. Et si l’intelligence venait aux bâtiments, aux rues, aux parcs, aux objets, mais aussi aux usines et aux machines-outils ? Si les villes et les territoires émettaient des data permettant une meilleure régulation des flux, des dépenses énergétiques, et des systèmes d’organisation ? L’expression « parler à un mur » prend un sens nouveau, car aujourd’hui les murs parlent. Littéralement. Dans ce nouveau monde connecté, tout (ou presque) devient smart. Ce qui change tout (ou presque) pour les habitants ou ceux qui y travaillent. Par Alain Conrard, Président de la Commission Digitale et Innovation du Mouvement des ETI (METI)​ (*).

Et si l’intelligence venait aux bâtiments, aux rues, aux parcs, aux objets, mais aussi aux usines et aux machines-outils ? Si les villes et les territoires émettaient des data permettant une meilleure régulation des flux, des dépenses énergétiques, et des systèmes d’organisation ? L’expression « parler à un mur » prend un sens nouveau, car aujourd’hui les murs parlent. Littéralement. Les bâtiments innovants qui relèvent de la Smart Industry, de la Smart City et des Smart Territories sont intégralement communicants. Ce qui change tout (ou presque) pour les habitants ou ceux qui y travaillent : plus de confort, plus d’habitabilité, plus de rationalité. Dans ce Nouveau Monde, tout (ou presque) devient smart.« Smart » signifie « connecté ». Dans cette terminologie, être smart, c’est être le plus connecté possible. Plus on est l’un, plus on est l’autre. Cette équivalence repose sur l’idée que la connexion renforce l’accès à l’information, et donc rend plus intelligent. Ceci est une approche quantitative de l’intelligence, acceptable dans un grand nombre de cas. En réalité, plus que d’intelligence, on pourrait parler d’aptitude conversationnelle puisqu’il s’agit d’émettre et de recevoir des informations.Aujourd’hui, tout, plus ou moins, peut être connecté, notamment grâce aux technologies de l’IoT (Internet of Things ou Internet des Objets). Tout peut donc devenir « smart ». Ainsi en est-il des usines (Smart Industry), des villes (Smart City) et des territoires (Smart Territory), trois niveaux de réalité autrefois dissociés entre lesquels peuvent s’établir un lien et une nouvelle fluidité grâce aux technologies de l’innovation.La Smart Industry, c’est l’usine connectée, la Smart City, c’est la ville connectée, le Smart Territory, c’est le territoire connecté. Dans les trois cas, le jumeau numérique joue un rôle central puisqu’il autorise non seulement l’élaboration optimisée des bâtiments dès leur conception architecturale (les usines et les bâtiments de la Smart Industry et de la Smart City), mais permet également leur pilotage en temps réel par analyse permanente des données qu’ils émettent. Ainsi, on peut employer le terme de « SmartTechs » pour réunir dans le même concept toutes les technologies passant par un jumeau numérique, de la production industrielle à la gestion de l’espace public.Dans ces trois dimensions, il s’agit de produire, et surtout de produire mieux. Production de produits manufacturés pour l’industrie, mais aussi production d’une meilleure qualité de vie pour la Smart City et production d’un fonctionnement rationalisé pour le Smart Territory (comme si le territoire pouvait être géré de façon aussi rationnelle que n’importe quelle autre unité de production).Ces technologies permettent également de faire de la prospective en modélisant différentes versions de l’évolution, en jouant sur l’évolution de multiples paramètres. Ainsi, il est possible de décrire l’évolution de la ville de demain, du territoire de demain ou de l’usine de demain.

De cette manière, on voit apparaître une nouvelle articulation entre le social, le sociétal et l’économique, grâce aux data et aux technologies.

Le Smart, c’est l’usage

Conceptuellement, les SmartTechs reposent sur l’usage. Il s’agit, par une connexion directe avec la vie des gens, de piloter les ensembles connectés et de les faire évoluer, à partir de l’usage, puisque c’est ce dernier qui émet les données servant de base au monitoring.

Ainsi, les habitants produisent les données qui participent directement à la bonification de leurs modes de vie. On assiste alors à une co-production qui mène à l’amélioration de qualité de vie.

C’est comme si plus rien n’était « gravé dans le marbre ». Jusqu’à présent, en effet, un bâtiment était considéré comme fini sitôt sa dernière pierre posée. Désormais, les bâtiments ne cessent d’évoluer, enrichis en permanence par les données d’usage qu’ils émettent. Le symbole même de la fixité (« immobilier » et « immobilisme » ont la même racine : ce qui ne bouge pas) est alors pris à son tour dans la logique d’évolution permanente exigée par l’innovation numérique.

La connexion des bâtiments comme des personnes permet une compréhension et une analyse affinées de l’usage des choses. Tout devient en effet plus smart quand l’usage concret est envisagé pour piloter la gestion et l’évolution, plutôt que des projections abstraites contenant inévitablement une large marge d’erreur. La réduction de cette marge d’erreur, mais aussi d’un pourcentage important de dépenses inutiles, mène à une meilleure approche de l’optimisation des coûts, aussi bien de construction que de fonctionnement.

La rencontre inédite entre l’abstraction des données et le concret de l’usage permet un pilotage à partir du réel, et non plus à partir de modèles plaqués sur le réel. Et cela fait une énorme différence d’efficacité. En effet, face aux multiples crises (énergétique, matières premières, exigences de sobriété, etc.), il va falloir être de plus en plus smart.

Face à cette exigence, les SmartTechs permettent de poser ce qu’il manque le plus aujourd’hui : des ponts entre des niveaux de réalités qui s’ignorent ou rivalisent (l’usine, la ville, la région). Outre le fait qu’ils sont tous intéressants pris isolément, ces trois secteurs ont un effet accélérateur de progrès, si on parvient à les faire travailler en harmonie. C’est le rôle intégrateur des SmartTechs. La Smart Industry seule, c’est bien, mais son efficacité se démultiplie avec la Smart City, et c’est encore plus vrai avec le Smart territory. Outils privilégiés de nouvelles frontières atteintes par l’innovation, les SmartTechs établissent des chemins de passage d’un niveau à l’autre dans une logique d’inclusion, qui ne peut qu’aller en direction du bien commun. C’est là que, dans une convergence nouvelle, l’intérêt particulier pourrait enfin rencontrer l’intérêt général.

Sortir de la procrastination

La Smart Industry est une réalité déjà bien ancrée depuis quelques années, là où Smart City et Smart Territory restent des concepts qui contiennent encore une certaine part d’utopie. Pourtant, sur le terrain, de nombreuses avancées peuvent se constater dans ces deux domaines, malgré des signes moins encourageants tels que l’abandon par Alphabet, la maison mère de Google, du projet de ville connectée dans un quartier de Toronto.

Ces dispositifs restent cependant encore trop souvent cantonnés au niveau des intentions ou de la seule curiosité, car, comme toute innovation qui remet en cause des modes de fonctionnement établis depuis longtemps, personne ne sait trop comment s’en saisir.

Tout le monde est d’accord pour que ça aille mieux, mais beaucoup restent dans l’expectative, attendant que ce « mieux » se fasse tout seul. De nombreux acteurs craignent également « d’essuyer les plâtres » et pensent qu’il est urgent d’attendre ! Il est donc essentiel de faire comprendre que les SmartTechs ne sont pas des systèmes ésotériques inaccessibles ou des dispositifs encore mal maîtrisés.

En réalité, la seule difficulté qu’elles rencontrent est de réunir l’ensemble des savoir-faire requis pour leur activation. Car les SmartTechs sont la coordination de toutes les technologies de l’innovation réunies dans un même projet. Pour fonctionner, elles fusionnent la plupart des solutions innovantes : modélisation 3D, réalité virtuelle et augmentée, scan, IoT, Big data, etc. Ainsi, ce qui fait la puissance des SmartTechs est également ce qui les rend assez difficiles à mettre en œuvre : faire travailler toutes ces technologies ensemble n’est pas si simple, et tout le monde n’a pas les compétences pour déployer ces solutions.

Mais l’utilisation de ces technologies n’est qu’une affaire de volonté, notamment politique. Si les industriels sont, pour une large part, déjà convaincus, les villes et les régions devraient réaliser qu’elles bénéficieraient grandement des SmartTechs. Si, sur le principe, les unes comme les autres ne sont pas réfractaires à l’adoption de ces solutions, les faibles avancées sont généralement dues au fait que d’autres sujets plus quotidiens sont jugés prioritaires. La difficulté est d’intégrer ces nouvelles approches dans une politique de ville ou de territoire, en sachant que les effets sont longs à se faire sentir, ce qui, pour des élus, est toujours politiquement délicat. Et le mode de fonctionnement en « silo » encore largement majoritaire dans les administrations n’aide pas à mettre en route le changement. Les SmartTechs sont pourtant un formidable moyen d’accélérer le progrès, à condition de sortir de l’intention pour passer à l’acte. Elles peuvent également être l’occasion de renouveler la façon de faire de la politique à l’échelon local ou régional en s’appuyant sur les technologies innovantes. Il suffit d’avoir l’esprit ouvert pour percevoir les bénéfices qu’elles peuvent apporter. Et cesser de procrastiner !

Quoi qu’il en soit, la réussite puis la généralisation des SmartTechs ne sont qu’une question de temps. Il y a des effets structurels. Un système « prend » au moment où sa pertinence devient indiscutable. Parti très petit, puis devenu global, l’internet en est la meilleure preuve. Il suffit donc de deux ou trois expériences réussies démontrant les qualités des SmartTechs pour qu’elles s’imposent.

Pour cela, il faudra également qu’elles dissipent toute inquiétude sur leurs éventuels défauts, parce que cette affaire a aussi un côté sombre : contrôle, surveillance, toutes ces dimensions qui font que les gens restent encore assez méfiants avec ce genre d’approche. « Je donne mes données, mais qu’est-ce qu’on en fait ? Où sont-elles stockées ? Qui y a accès ? etc. » Ces questions parfaitement légitimes doivent bien entendu recevoir les meilleures réponses.

Les SmartTechs, un accélérateur de mieux-être

Que ce soit dans ses déclinaisons Industry, City ou Territory, la dimension Smart se trouve au service de ces enjeux essentiels pour la société que sont les questions écologiques, sociales, sociétales, de mieux-être.

En effet, les SmartTechs sont un accélérateur global de mieux-être, c’est-à-dire de mieux-vivre, de mieux-travailler, de mieux-respirer. Un mieux au niveau de l’individu dans le cadre de sa vie professionnelle et personnelle. Mais aussi au niveau collectif, parce qu’aujourd’hui chacun est directement concerné par les enjeux écologiques planétaires. Grâce à l’approche rationalisée permise par les SmartTechs, les personnes vont, par exemple, rationaliser leurs déplacements, être plus proches de la crèche, etc. Cela va réduire la pollution, et la planète s’en portera ainsi un peu mieux. En fait, les SmartTechs sont aujourd’hui l’un des moyens les plus efficaces de relier et d’harmoniser des démarches vertueuses que les moyens classiques ne permettaient pas d’unifier. Ainsi, les SmartTechs tracent le chemin en direction d’une société globalement plus smart. On n’en est peut-être pas si loin.

Depuis deux ans, dans ces chroniques, je soutiens une vision humaniste de l’innovation qui fabriquerait du bien commun. Je tente de démontrer qu’il est difficile, voire impossible, à terme de qualifier d’innovation toute chose qui ne participerait pas d’une manière ou d’une autre à l’édification de cette dimension. Il se pourrait fort bien que les SmartTechs soient le moyen d’une vision globale aussi bien que d’une prise en charge efficace de cette question des rapports entre innovation et construction du bien commun.

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(*) Par Alain Conrard, auteur de l’ouvrage Osons ! Un autre regard sur l’innovation, un essai publié aux éditions Cent Mille Milliards, en septembre 2020, CEO de Prodware Group et le Président de la Commission Digitale et Innovation du Mouvement des ETI (METI)​

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