Alain Conrard

CHRONIQUE. Le jumeau numérique est un outil magique. L’ouverture d’innovation qu’il produit est la capacité donnée aux créateurs et aux industriels de mettre en œuvre des pistes innovantes exploratoires quasiment sans limite. Quelles que soient les industries, quels que soient les secteurs, quels que soient les projets. Par Alain Conrard, Président de la Commission Digitale et Innovation du Mouvement des ETI (METI)​ (*).

En 1890, Oscar Wilde publie Le Portrait de Dorian Gray, un roman fantastique et philosophique où, à la suite d’une prière ardente, un jeune dandy anglais voit son portrait vieillir à sa place, lui permettant ainsi de rester éternellement jeune. S’ils sont parfaitement « jumeaux » au départ, la différence ne cessera de se creuser entre les deux jusqu’à la fin du roman. Dans la vraie vie, l’image est fixe, là où le vivant ne cesse de changer. Ici, dans une inversion spectaculaire, c’est l’image qui témoigne des différentes évolutions de son modèle, qui, lui, reste toujours identique. C’est l’artefact qui reflète les différents états de l’expérience dont son modèle semble miraculeusement épargné. 

De ce point de vue, le jumeau numérique, l’une des manifestations les plus captivantes de l’innovation, n’est pas sans points communs avec l’image créée par Wilde. En effet, le jumeau numérique possède le pouvoir, non seulement de représenter quelque chose, mais de saisir et figurer l’expérience que l’on peut faire des choses.

Le jumeau numérique est un double numérique d’une réalité matérielle (d’où l’utilisation du terme de « jumeau »). Conçu pour dupliquer virtuellement n’importe quel type d’environnement, c’est concrètement une maquette numérique en 3D capable d’intégrer et de synthétiser sur un mode dynamique un nombre toujours plus grand de données en provenance de sources diverses. Dispositif capable de virtualiser des actifs physiques, des systèmes ou des procédés dans le but d’optimiser leur fonctionnement, il se déploie aujourd’hui dans de multiples champs d’application, allant de l’architecture à l’urbanisme en passant par l’industrie. Associé notamment avec des nouvelles technologies telles que l’Internet des objets (IoT), l’intelligence artificielle (AI) et la fabrication additive (impression 3D), il produit littéralement une révolution de productivité et de qualité de travail.

L’ouverture d’innovation produite par le jumeau numérique est la capacité donnée aux créateurs et aux industriels à mettre en œuvre des pistes exploratoires innovantes quasiment sans limite. Quelles que soient les industries, quels que soient les secteurs, quels que soient les projets.

Créateur infatigable de nouveauté et d’optimisation

Tel un créateur infatigable, le jumeau numérique peut, par exemple, créer virtuellement des centaines d’usines qui n’existent pas pour faire émerger la meilleure configuration d’usine qui va exister. Une fois la modélisation de tous les niveaux de l’usine effectuée, on peut faire varier chaque paramètre pour produire des simulations qui déterminent les formes d’organisation les plus performantes. Elles évitent ainsi aux industriels de coûteuses erreurs, tout en leur permettant d’optimiser, avant implantation puis en temps réel, leurs chaines de production. Le jumeau numérique présente le gros avantage de ne pas engager de chantiers d’infrastructures, de frais et d’investissements. Il permet de tester, à peu de frais et en un temps record, toutes les solutions d’organisation pour trouver la meilleure. Commettre des erreurs d’organisation dans un logiciel ne coûte rien, contrairement à ce qu’il se passe dans le monde matériel. Les coûts de création et de développement des idées sont en effet infiniment plus bas avec les outils numériques qu’avec les outils analogiques. Un gabarit ou un prototype est considérablement plus cher s’il est réalisé « en vrai » plutôt qu’en virtuel. Sans même parler du temps nécessaire pour aboutir un projet qui se trouve considérablement raccourci. C’est une véritable révolution.

L’usine la plus productive, c’est celle dont le rapport coût/bénéfice est le plus optimisé, mais aussi et surtout celle où l’on travaille de façon la plus fluide, l’organisation et la configuration d’espace où les collaborateurs se sentent le mieux pour travailler. La différence se joue parfois à quelques détails : poser une machine-outil à quelques centimètres plus à gauche ou plus à droite, ce qui maximise les circulations et les conditions de travail à l’intérieur de l’usine. Le jumeau numérique offre la possibilité de configurer au mieux l’organisation spatiale d’une usine, mais aussi, une fois celle-ci construite et en fonctionnement, il permet d’optimiser, notamment grâce à l’IoT, tous les modes de fabrication dans la création de la chaîne de valeur de l’entreprise. C’est une toute nouvelle façon d’organiser la production. L’usine intelligente interconnecte machines et systèmes sur les sites de production. Elle s’étend également à l’extérieur, en incluant les clients, les partenaires et d’autres sites de production. Il ne s’agit pas simplement de production digitalisée, mais plutôt de production digitalisée alimentée par de nouvelles manières d’inventer, d’apprendre, de produire et de vendre.

Cette nouvelle industrie s’affirme comme un des lieux de la convergence du monde virtuel, de la conception numérique et de la gestion avec les produits et objets du monde réel.

Dynamiser le réel par le virtuel

Le jumeau numérique est l’un des outils de la reconfiguration d’une frontière un peu particulière, au sens où elle est fondamentale : il s’agit de la frontière entre réel et virtuel qui se trouve déplacée. Le jumeau numérique part d’une intuition : pour modifier le réel et le rendre plus performant, rien ne vaut le virtuel – pour améliorer le monde, il faut l’abstraire. L’une des dimensions les plus disruptives de l’innovation est d’avoir permis de prendre conscience puis d’exploiter les potentialités de l’univers virtuel. Elle a démontré les aptitudes de celui-ci à révéler puis déployer un infini champ des possibles. La digitalisation du monde a produit une confiance dans le numérique, ce qui a permis au virtuel de devenir une partie intégrante du réel, qui s’en trouve profondément nourri et dynamisé. Plus encore, son action transformatrice a fait que l’on a cessé d’opposer l’un et l’autre (ce qui serait « virtuel » ne serait pas « réel ») pour les faire travailler ensemble.

L’une des grandes nouveautés apportées par le jumeau numérique est qu’un artefact (une simulation) puisse matérialiser à notre place nos expériences. Autrement dit : avec le jumeau numérique, le virtuel montre son pouvoir de modéliser le réel pour multiplier, encadrer et anticiper toutes les possibilités d’évolution. Le paramétrage à l’infini des variables du jumeau offre la possibilité de faire évoluer le réel jusqu’à ce qu’une version optimisée soit obtenue. La différence avec le portrait de Dorian Gray est que nous n’avons plus besoin de faire concrètement les expériences : le modèle reste inchangé tant que le jumeau n’a pas exploré toutes les solutions possibles, et que la meilleure configuration ne s’est pas imposée.

Par ailleurs, quand on passe dans le virtuel, on entre dans des logiques de frontière et de métrique qui s’auto-créent et s’auto-génèrent. Le virtuel crée ses propres dynamiques, ses propres échelles, ses propres mesures qui transforment le réel, et ainsi littéralement de nouvelles frontières.

Une copie qui n’est pas une copie

Bien qu’il soit la plupart du temps une copie d’une réalité, le jumeau numérique n’est pas pour autant une copie. Pour une raison simple : le digital a rendu partiellement caduque l’idée de copie, qui, par définition, suppose un modèle. En grande partie fondée sur le digital et les différentes nouvelles technologies qui en sont issues, l’innovation a ébranlé une grande partie de l’architecture conceptuelle du monde ancien, de nature analogique. Elle a notamment fait disparaitre l’une des grandes distinctions qui fondaient la structure analogique du monde : la différence stricte de nature entre modèle et copie. Le modèle était unique et authentique, là où la copie n’était qu’une reproduction dégradée. Ces catégories sont devenues flottantes.

Dans le cas du jumeau numérique, ce rapport fluctuant du modèle et de la copie est particulièrement net. Le jumeau permet de démarrer à partir de rien ou bien d’améliorer (agencer ou réagencer) l’existant. Ce peut donc être l’objet soit d’une innovation radicale, soit d’une innovation progressive. En partant d’une vieille usine que l’on la reconfigure grâce à un jumeau numérique, on a un modèle (l’usine réelle) et une copie (le jumeau qui fait tourner de nombreuses solutions de reconfiguration pour trouver la meilleure). En revanche, quand on part de l’innovation radicale où l’on crée une usine de toutes pièces à partir d’un projet numérique, le rapport s’inverse : le modèle devient dans ce cas le projet numérique, et la copie, l’usine réelle (qui sera construite d’après les multitudes de solutions balayées par le jumeau). Qui est alors le jumeau de qui ? Il y a un croisement entre modèle et copie, selon la nature de l’innovation au travail dans un projet. Le jumeau numérique a la capacité à faire du réel une copie de la réalité, entièrement présente dans le virtuel. D’ailleurs, le terme « modéliser » montre bien comment une « copie » peut devenir un modèle.

Faire exister des mondes alternatifs

Peu d’objets sont aussi fascinants que le jumeau numérique. L’un des principaux apports de cet outil magique de l’innovation est de faire exister des mondes alternatifs. Que ce soit pour améliorer un dispositif existant ou pour en créer un de toutes pièces, la même logique fonctionne. Peu importe le champ d’application du jumeau numérique : il permet d’explorer la différence entre ce qui est et ce qui pourrait être.

Ces mondes alternatifs sont tous les univers (ou modes d’organisation) possibles créés à partir de rien, ceux qui peuvent donner corps à un projet, ou bien les multiples configurations issues de l’amélioration de l’existant. L’une des aptitudes du jumeau numérique est de pouvoir faire muter ce dont il est le miroir. Dans la logique d’une entreprise, par exemple, cela peut remettre en question les modèles économiques existants. L’analyse prédictive permet de modéliser de nouvelles approches financières, et de faire émerger pour une entreprise des offres qui ne sont pas dans son portfolio actuel. Mais on peut également avoir un jumeau numérique non pas d’une réalité matérielle, mais d’un projet de pure imagination. Sachant que l’on ignore ce qu’on ignore, le jumeau numérique peut même aider à créer des choses dont nous n’avions pas encore la moindre idée.

Dans cette capacité de produire et de tester de multiples configurations alternatives sont finalement résumées toutes les vertus de l’innovation : faire exister ce qui n’existe pas pour changer ou améliorer ce qui existe. C’est ainsi que l’innovation montre comment elle participe à l’émergence d’un monde meilleur, d’un monde sans cesse amélioré.

Vu de cette manière, le réel n’est finalement pas si éloigné du concept de métaverse, et de l’univers des jeux vidéo auquel il doit beaucoup. ! Et comme le jumeau numérique est susceptible d’intégrer des capacités immersives, on peut aisément évoluer (programmes immobiliers, par exemple) et agir (industrie) dans ces espaces numérisés avec un casque de Réalité Virtuelle, comme dans un jeu vidéo. Ainsi, le réel réinterprété par le jumeau numérique peut devenir aussi captivant qu’un jeu. Un jeu auquel tous ceux qui jouent gagnent !

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(*) Par Alain Conrard, auteur de l’ouvrage Osons ! Un autre regard sur l’innovation, un essai publié aux éditions Cent Mille Milliards, en septembre 2020, CEO de Prodware Group et le Président de la Commission Digitale et Innovation du Mouvement des ETI (METI)​

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